La notion du double
 
Le couple D.J. – Sganarelle renvoie à une constante de la littérature et du théâtre à travers les âges.
Chez Molière, le double intervient selon différents angles d’approche : maître-valet, maître-confident, science-superstition, miroir-reflet, attraction-répulsion… mais il est impossible d’affirmer : masculinité-féminité, figure double et une à la fois.
Plus concrètement, de nombreux personnages apparaissent deux fois : Elvire, Dom Louis, Dom Carlos, Le Commandeur – et les paysannes sont deux.
Dans la mise en scène de Cuincy, cette notion du double sera hautement renforcée :
- la scène du Pauvre sera donnée deux fois : l’une terminera la première partie (elle sera ludique et impertinente), l’autre annoncera la seconde (elle sera tendue et rageuse).
- surtout deux comédiens différents auront à interpréter les deux facettes du personnage de D.J. Deux raisons à cela :
-  marquer l’écoulement du temps.
-  rendre ainsi plus plausible l’évolution de D.J
LES LIEUX
 
Acte I : un palais. Acte II : un bord de mer. Acte III : une forêt. Acte IV : la maison de Dom Juan. Acte V : une chapelle.
Le contexte : des pays du bassin méditerranéen : Sicile, Grèce, Espagne …
 
LES COSTUMES
 
A pièce baroque, univers baroque.
1° Paramètre : Les costumes de D.J. seront fortement influencés par les réalisations des grands couturiers actuels.
- La première partie dans laquelle s’expriment la joie de vivre et le plaisir de conquérir connaîtra l’exubérance vestimentaire, à la fois dans les formes, dans les matières et dans les couleurs.
Nous serons dans l’univers de Jean Paul Gaultier et Christian Lacroix.
- La seconde partie qui verra D.J., pressentant sa mort inéluctable, se débattre sous la pression de ses « créanciers » (honneur, argent, famille, religion, amour) aura un aspect plus austère, à la fois plus vespéral et plus sépulcral.
Nous serons dans l’univers de Karl Lagerfeld.
2° Paramètre : Toutes les classes sociales sont représentées.
Bien entendu, la diversité des conditions sociales devra être prise en compte. Patrice Chéreau a d’ailleurs mis l’accent sur les conflits entre classes pour étayer sa mise en scène.
Le tableau est le suivant :
- La noblesse : Dom Juan, Dom Louis, Elvire, Dom Carlos, Dom Alonse, Le Commandeur.
- La bourgeoisie : Monsieur Dimanche.
- La paysannerie : Pierrot, Charlotte, Mathurine.
- Le prolétariat : Sganarelle (qui vit de ses gages, comme tout serviteur), Gusman,
- le spadassin La Ramée (payé pour tuer), La Violette et Ragotin, les laquais.
- La société des exclus : Francisque le Pauvre.
Remarque : Dans cette œuvre de Molière, le costume prend une importance particulière.
Au moins trois raisons à cela :
- La notion de double entraîne un changement plus ou moins radical de costume.
- Le travestissement est souvent évoqué, pas toujours appliqué(alors que Sganarelle se déguise en médecin, Dom Juan ne fait pas beaucoup d’efforts de son côté).
- Prolongement du costume et élément « signifiant », le maquillage prendra une importance particulière.
"Une méchante vie
amène une méchante mort"
(Sganarelle. Acte I, scène 1)
 
Deux parties apparaissent à l’étude de la pièce, d’égale importance d’ailleurs :
 
Dom Juan pense plus au plaisir qu’à la mort.
 
Dom Juan pense plus à la mort qu’au plaisir.
 
La charnière est la scène du Pauvre (III, 2). C’est le premier échec de D.J. : le Pauvre résiste et gagne.
Première partie :
D.J. est insouciant, à la recherche du seul plaisir, tout entier guidé par son désir, amoureux de la beauté et de la vie. Rien ne semble devoir lui résister.
Cependant Molière ne nous fait assister qu’à une seule scène de séduction, dérisoire, facile (les deux paysannes) : à l’évidence, D.J. n’est pas seulement un séducteur.
Sa complicité avec Sganarelle est souriante.
 
Deuxième partie :
 
Suite à son échec face au Pauvre, D.J. doit mener une véritable course d’obstacles : mises en garde, avertissements, menaces, provoquent chez lui questionnements, inquiétudes, angoisses, jusqu’au sentiment d’une prochaine mort qui ne cesse plus de le hanter.
 
Chaque scène est un conflit avec, tour à tour : Dom Carlos, Dom Alonse, le Commandeur, M Dimanche,
Dom Louis, Elvire, le Spectre.
L’insouciance laisse place à la morgue, la brutalité, le cynisme. Ceux qui l’approchent sont ses souffre-douleur, Sganarelle et les serviteurs en premier, mais aussi M.Dimanche. L’hypocrisie sera son arme principale. Avec rage, il affrontera la mort dans un acte suicidaire : une méchante vie l’aura amené inexorablement vers une méchante mort. Jusqu’au bout, il aura assumé son destin.
 
LE DISPOSITIF SCENIQUE
 
Il traverse l’espace scène-salle sur une vingtaine de mètres de profondeur. A ce dispositif viennent s’ajouter des éléments de décor conçus pour mettre en valeur l’action.
 
L’implantation est à étudier en fonction de chaque lieu.
 
MUSIQUES
 
La tension dramatique est soutenue par des éléments sonores et musicaux. Ceux-ci appartiennent au répertoire de musiques contemporaines et folkloriques.
 
DANSES
 
A deux reprises sont interprétées des danses visant à renforcer le climat dramatique ou à annoncer les événements à venir.
 
- Novembre 2007 : Décision est prise : je tente l’aventure. Je rencontre le maire de la commune de Cuincy, propriétaire de la chapelle. Il accepte de la confier pour toutes les répétitions et les représentations : celles-ci, au nombre de neuf, sont prévues pour octobre 2008. Une subvention couvrira les frais de la réalisation.
 
- De janvier à avril 2008 : une équipe est rassemblée. Début février, les lectures et mises en espace commencent.
 
- Fin juin 2008 : Cinq mois après les premières répétitions, coup de théâtre. Le clergé, qui avait accepté le spectacle Bossuet, refuse l’utilisation de la chapelle pour les répétitions et les représentations de Dom Juan. Œuvre diabolique, nous dit-on. La Mairie prend fait et cause pour le clergé. Trois représentations sont prévues dans la salle des fêtes : l’espace en forme de croix que proposait la chapelle est repris et amplifié. Les répétitions se dérouleront dans des lieux multiples, peu adaptés à l’exercice du théâtre. Molière est bien le seul à jubiler.
La réalisation
 
J’ai toujours été mal à l’aise face au cadre convenu d’un espace théâtral traditionnel, quelles qu'en soient les dimensions. Suite à de multiples expériences de mise en scène, j’ai été amené à vérifier que l’acte théâtral gagne en efficacité s’il se déroule au plus près du public et découvert que le théâtre que j’aime est un théâtre de mouvement et de rythme, deux faces d’une même médaille puisque le rythme imprime le tempo au mouvement. On comprendra aisément que les espaces offerts par une chapelle – ou des espaces équivalents – ne peuvent que mettre en valeur une œuvre de Molière surtout si cette œuvre est sa version de Dom Juan.
 
Propice au « road movie » des deux principaux personnages qui ne cessent de la traverser de part en part, la chapelle inscrit leur « cavale » dans l’espace symbolique d’une croix (chœur, transept, allée), le regard du public étant aspiré vers le fond et vers le haut, tabernacle du Commandeur.
 
Œuvre baroque par excellence, elle ne doit son unité qu’à la présence quasi permanente de Dom Juan. Et pourtant, ce personnage, qui ne vit qu’au présent, rejette le passé et refuse l’avenir, qui est « contre » tout ce qui est « pour » et n’a d’estime que pour lui, se dérobe à l’analyse et rend vaine toute définition. Si les partenaires auxquels il est confronté – et en premier lieu Sganarelle – ne l’amenaient à définir sa pensée, le silence serait son principal compagnon. Si ses « créanciers » ne le poursuivaient de leurs doléances, l’action lui serait étrangère. Bref, un personnage en creux. Un anti-héros.
 
Confronté à cette « torche qui brûle et se consume », il s’avère indispensable de répondre à la dynamique de l’œuvre, de plus en plus pressante au fur et à mesure que les épisodes se succèdent.
 
La scène du Pauvre me donne un éclairage décisif. Pour la première fois, alors qu’il a volé jusqu’à présent de « victoire en victoire », Dom Juan essuie un refus. Et cet échec se situe exactement au milieu de la pièce. Hasard ou volonté de l’auteur ? Peu importe. D’un coup la pièce s’éclaire : il y a un « avant » et un « après » cette scène – tellement sulfureuse pour l’époque qu’elle est retirée dès la cinquième représentation donnée par Molière.
 
Un « avant » : désir, plaisir /beauté, gaieté/séduction, prestidigitation.
 
Un « après » défi, déni/hypocrisie, crise/orage, rage.
 
Deux pièces en une. Deux comédiens d’âges différents se succéderont pour interpréter le rôle de Dom Juan. Partant de là, la notion du double sera portée à incandescence. La scène du Pauvre sera donnée deux fois, dans deux versions différentes. Outre le couple Dom Juan-Sganarelle, le double ou ses multiples apparaîtront : Charlotte et Mathurine, Don Carlos et Don Alonse, Elvire l'amante et Elvire la messagère, le Spectre et le Commandeur, mais aussi deux valets, deux servantes, deux gardes du corps, deux danseuses et…quatre curés.
 
Pas de psychologie. De l’énergie, encore de l’énergie, toujours de l’énergie. Après l’épisode du Pauvre, la pièce prend son envol. Aucun répit avant la scène finale qui verra les deux Dom Juan foudroyés par le Commandeur aux pieds duquel s’est évanoui le Spectre.
 
Sganarelle reste seul : l’action ne peut que s’arrêter là.
 
Roland Poquet
 

Les préliminaires.
 

Fin des années cinquante : Première approche du Dom Juan de Molière. Gabriel Monnet, instructeur national d’art dramatique, me confie le rôle de M. Dimanche. Maurice Escande, administrateur de la Comédie Française, souligne les défauts et les qualités de l’interprétation.
 
Trente années suivantes : il m’arrive d’en relire des extraits. L’œuvre me hante.
 
- 1991 : Venise. J’entre dans un édifice à mi chemin entre une église et une chapelle : la chiesa di S.Maria dei Miracoli (église des Miracles). Un vaste escalier central remplace le transept. Le chœur s’en trouve sensiblement rehaussé. Une illumination : je vois la statue du Commandeur. Certaines scènes s’esquissent sous mes yeux. Je sais qu’un jour, si je découvre une chapelle, j’aborderai le Dom Juan de Molière.
 

- 2005 : Elle existe, et à cinq minutes de chez moi ! Chapelle Notre Dame des Affligés. Le miracle vient ensuite : il est permis d’y faire du théâtre. Galop d’essai : des textes de Bossuet, dont le « Sermon sur la mort », avec notamment Patrick (futur Dom Louis) et Jean-Paul (futur Sganarelle).
RETOUR SUR UNE MISE EN SCENE
Une méchante vie amène une méchante mort
 
La notion du double
 
La réalisation
 
Création à Cuincy (Nord) le 8 octobre 2008
DOM JUAN
Molière
Dossier d'une aventure théâtrale
Mise en scène : Roland Poquet